Don, Dette et contre-don

Visite à domicile. VAD comme on dit.

Mathieu, tout juste 18 ans. Logé en studio autonome.

©MollyAlias. Cours Julien, Marseille.

"Molly, tu veux un café?"

- "Oui volontiers, merci Mathieu"

"Molly, tu veux une paire de lunettes de soleil? J'les ai acheté pas cher tu sais!"

- "Non merci Mathieu"

"Hé Molly, tu veux pas une carte SIM sinon? Parce que j'en ai plein ..."

- "Non merci Mathieu"

"Et une boîte de café? Tu veux pas?"

- "Non merci Mathieu"

"Regarde, j'ai plein de déo dans la salle de bain, jt'en donne un!"

- "Non merci Mathieu"

"Et du gel douche, hein?! Du gel douche? Tiens, prends!"

Je sens si mauvais que ça?!

- "Mathieu, je vous remercie de toutes vos propositions mais je n'ai besoin de rien"

"De toutes façons, Molly, quand j'partirai, j'te f'rai un cadeau"

Ah... Il s'agit donc de ça.

- "Un cadeau? Pourquoi un cadeau?"

"Pour tout c'que t'as fait pour moi, l'appart, la formation, par rapport à mes parents, et tout"

- "Je fais mon métier Mathieu, et mon métier c'est de vous accompagner dans vos projets. Mais c'est vous qui mettez les choses en place pour vous. C'est pas moi. Je ne pourrais rien faire si vous ne le vouliez pas. Au final, c'est vous qui faites!"

"Ouais... Mais quand même j'te f'rai un cadeau!"

Bon voilà, nous y sommes. La dette.

Il se sent en dette envers moi.

Merde, crottes de bique, mortecouille.

Et pourquoi? Et comment? Et c'est quoi? Et comment je fais là?

Et d'abord comment ça fonctionne ce truc-là, la dette?

Paul FUSTIER explique ce fonctionnement dans son ouvrage "Le lien d'accompagnement". Il a basé son travail sur les écrits de Marcel MAUSS "Essai sur le don": 

"Soit la personne à qui le travailleur social a affaire se satisfait de l’objet ou de l’aide fournie. Elle ne pense pas plus loin : le travailleur social fait son métier, rien d’autre ne vient s’y loger, la situation est banale. Cette interprétation se fonde sur une conception implicite de la norme d’emploi. Elle refroidit les affects, valorisant les règles du métier qui fonctionnent indépendamment du sujet. Elle fait appel à un échange contractualisé. Soit la personne est sensible à ce qui vient se loger de don possible, sous l’épaisseur de la tâche professionnelle qu’exécute le travailleur social. Elle décrypte, à travers des indices plus ou moins cachés, la présence du désir, une rencontre des affects. Le lien qui se noue est centré sur le sujet qui se sent reconnu dans sa demande. On a affaire à une interprétation par l’intention (« Il fait ça pour moi »), et non à une interprétation par la cause (« Il fait ça parce que c’est son métier »).Plus la part carencée du Moi est importante chez la personne dont on s’occupe, plus celle-ci s’interroge sur la part du don et plus l’échange s’intensifie. En effet, une caractéristique essentielle de l’échange par le don est qu’il est en déséquilibre, théoriquement interminable, puisque le contre-don, qui doit être supérieur au don, entraîne une obligation de rendre un contre-contre-don, supérieur au contre-don qui lui a précédé. L’échange n’efface pas la dette ; au contraire il l’alimente."

En gros, c'est une chaîne infinie qui se met en place où l'Autre se sent toujours redevable. Cela génère donc un déséquilibre dans cette relation déjà déséquilibrée (aidant / aidé). 

Alors je me questionne sur mon positionnement face à ce jeune homme. Certaines de mes actions lui sont apparues comme un cadeau que je pouvais lui faire, et non le fonctionnement global du service (comme le logement en studio autonome). 

Bon, bon, bon ... 

Rechercher quoi, où, quand, comment, ne me semble pas le plus important dans un premier temps; mais être vigilante pour la suite, ça oui!

Ce gamin qui cherche constamment l'amour d'une maman a pris ses propres réussites pour des preuves d'affection de ma part. 

Que faire dans cette situation? Deux choses:

1) Au secours les collègues.

2) Au secours Mme la Superviseuse.

Bon, les collègues, ils m'ont dit "Ben t'es pas dans la merde!"

(Non, en vrai, je caricature, les collègues m'ont beaucoup aidé à déplier cette situation et à réfléchir mon positionnement, mais ils m'ont aussi dit "Ben t'es pas dans la merde!").

Mme la Superviseuse ... (Chut c'est top secret ce qu'il se dit dans cet espace!) ... m'a fait prendre conscience de mes rapports parfois trop infantilisant (et donc maternant) avec ce jeune, qui, déjà, refuse de grandir. 

J'ai cautionné ce refus de grandir en lui arrondissant parfois la réalité pour qu'elle fasse moins mal. 

Selon la situation, ça aurait pu le faire. Mais là, je n'ai fait que renforcer ce grand gaillard dans son idée qu'il était encore un enfant... 

En tout cas, c'est mon (notre) hypothèse.

Alors, youplaboum, changement de tactique: Mathieu, vous êtes dorénavant un adulte responsable (enfin presque!) et je vais tenter de briser la chaîne infinie du don / contre-don.

Comment? En utilisant la Loi comme tiers (ça marche bien en général!).

Repositionner le cadre de mon action est la première chose que je dois faire. Recentrer le pourquoi je suis là, mes missions, reprendre tout ça avec Mathieu, en utilisant Contrat Jeune Majeur, DIPC, et tutti quanti comme supports.

N'accepter aucun cadeau est une posture éthique mais non légale. Je vais rajouter un p'tit soupçon de cadre là-dedans en expliquant à ce jeune homme que c'est une règle du service.

Est-ce que cela va suffire à rééquilibrer cette relation ? Je n'en sais rien.

Je tente, je teste, je tâtonne, je réfléchis, j'échange, je questionne constamment mon action et mon positionnement, dans cet espace sans cesse en mouvement qu'est la relation éducative.

La réponse parfaite n'existe pas. L'humain parfait non plus. L'éducateur spécialisé parfait encore moins ! Et c'est tant mieux !